03 janvier 2013

" Mais que ta bouche est belle en ce muet blasphème


Mais que ta bouche est belle en ce muet blasphème !

O semblable ! ... Et pourtant plus parfait que moi-même,
Ephémère immortel, si clair devant mes yeux,
Pâles membres de perle, et ces cheveux soyeux,
Faut-il qu'à peine aimés, l'ombre les obscurcisse,
Et que la nuit déjà nous divise, ô Narcisse,
Et glisse entre nous deux le fer qui coupe un fruit !
Qu'as-tu ?
                    Ma plainte même est funeste ? ...
                                                                     Le bruit
Du souffle que j'enseigne à tes lèvres, mon double,
Sur la limpide lame a fait courir un trouble ! ...
Tu trembles ! ... Mais ces mots que j'expire à genoux
Ne sont pourtant qu'une âme hésitante entre nous,
Entre ce front si pur et ma lourde mémoire ...

Je suis si près de toi que je pourrais te boire 
O visage ! ... Ma soif est un esclave nu ...       
Jusqu'à ce temps charmant je m'étais inconnu,
Et je ne savais pas me chérir et me joindre !
Mais te voir, cher esclave, obéir à la moindre
Des ombres dans mon cœur se fuyant à regret,
Voir sur mon front l'orage et les feux d'un secret,
Voir, ô merveille, voir ! ma bouche nuancée
Trahir... peindre sur l'onde une fleur de pensée,
Et quels événements étinceler dans l'œil !
J'y trouve un tel trésor d'impuissance et d'orgueil,
Que nulle vierge enfant échappée au satyre,
Nulle ! aux fuites habiles, aux chutes sans émoi,
Nulle des nymphes, nulle amie, ne m'attire
Comme tu fais sur l'onde, inépuisable Moi !... "
 
Paul Valery

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