18 février 2008


Brodeck, ce héros
Article paru dans l'édition du 31.08.07
Un admirable roman de Philippe Claudel sur l'altérité




Il est des livres qui nécessitent un grand effort de la part du lecteur ; qui demandent parfois plusieurs tentatives avant de se laisser offrir à la lecture. Il en est d'autres, plus faciles sans doute, mais dont on sait dès les premières lignes qu'ils vont nous emporter et qu'on ne les quittera pas avant leur lecture achevée. Affaire d'écriture bien sûr, affaire de voix aussi, parfois. L'attaque d'un roman, comme ces cyclistes qui attaquent un grand col. Importance des premières lignes, des premiers lacets. Garder le rythme, garder le souffle, ne jamais ralentir, jusqu'à ressentir un véritable plaisir - d'escalader, de pédaler, d'écrire, de lire.

« Je m'appelle Brodeck et je n'y suis pour rien. » Ainsi commence le nouveau roman de Philippe Claudel. D'emblée on se prend d'amitié, d'affection pour ce Brodeck qu'il y a cinq minutes encore on ne connaissait pas. Il y a quatre ans, le héros d'un roman de Claudel - Les Ames grises - nous avait déjà ainsi pris par la main : « Je ne sais pas trop par où commencer. C'est bien difficile. Il y a tout ce temps parti, que les morts ne reprendront jamais, et les visages aussi, les sourires, les plaies. Mais il faut tout de même que j'essaie de dire. De dire ce qui depuis vingt ans me travaille le coeur. »
La mémoire, l'écriture. Si le héros des Ames grises ressentait le besoin de raconter son histoire - « Il faut que j'ouvre au couteau le mystère comme un ventre, et que j'y plonge à pleines mains, même si rien ne changera rien à rien » -, Brodeck, lui, n'y tenait vraiment pas. « I prefer not to », aurait-il pu dire s'il avait été anglophone. Mais les autres l'ont forcé : « Toi, tu sais écrire, m'ont-ils dit, tu as fa it des études (...). Tu sais écrire, tu sais les mots, et comment on les utilise, et comment aussi ils peuvent dire les choses. Ça suffira. Nous, on ne sait pas faire cela. On s'embrouillerait, mais toi tu diras, et alors ils te croiront. Et en plus tu as la mac hine. » Pauvre Brodeck, lui qui aurait aimé ne jamais en parler, « ligoter sa mémoire », « la tenir bien serrée dans ses liens de façon à ce qu'elle demeure tranquille comme une fouine dans une nasse de fer ». Et Brodeck a donc fini par écrire. Ce qu'on lui demandait, consciencieusement, et autre chose encore. L'histoire de sa vie, lui l'Autre qui, dans un camp d'extermination, avait dû se résoudre à être le « Chien Brodeck » pour survivre.
Nous sommes dans un village, à l'est de l'Europe, dans un pays imaginaire qui pourrait être aussi bien l'Autriche, la Slovénie, la Pologne, pourquoi pas l'Alsace. Peu importe. Très vite l'on comprend que trois mois auparavant, à l'auberge Schloss, a eu lieu un meurtre collectif. La quasi-totalité des hommes du village y ont participé. Sauf Brodeck. Trop différent. Un « autre », on l'a dit, un autre dont le statut au village a quelque chose d'équivoque. La victime de ce meurtre ? Les gens du village l'appelaient dans leur dialecte « Vollaugä » - Yeux pleins - en raison de « son regard qui lui sortait un peu du visage » ; ou encore « De Murmelnër » - le Murmurant - car « il parlait très peu et toujours d'une petite voix qu'on aurait dit un souffle ». Parfois on l'appelait aussi « Mondlich » - Lunaire - « à cause de son air d'être chez nous tout en y étant pas » ; et enfin « Gekamdörhin » - « Celui qui est venu de là-bas ». Mais pour Brodeck, il était tout simplement « De Anderer » - l'Autre - parce qu'en plus d'arriver de nulle part, il avait l'impression que « lui, c'était un peu moi ».
D'une écriture simple et limpide, formidablement construit, Le Rapport de Brodeck est un magnifique livre - un roman, une fable, peu importe au fond - sur la question de l'altérité. Ni le mot « juif » ni celui de « Shoah » n'y figurent ne serait-ce qu'une seule fois, mais on comprend très vite que la catastrophe qui vient de se produire est bien celle-là ; et que ce que Claudel nous donne à voir, en romancier, c'est bien la « vie » dans les camps d'extermination.
Immense sujet, grande réussite littéraire. De la même manière qu'il notait auparavant, dans des rapports que personne ne lirait, des descriptions de la flore et de la faune locales, Brodeck écrit. Sans cesse, sans esprit de vengeance. « Je resterai toujours quelque part Chien Brodeck, un être qui préfère la poussière à la morsure, et c'est peut-être mieux comme cela », dit-il. Sauf qu'il ne résignera jamais à ne pas faire éclore la vérité, aussi terrible soit-elle. Il écrira jusqu'au bout de l'horreur et, enfin, se sentira « heureux ». Se retournant une derrière fois, il ne verra plus le village, comme s'il avait complètement disparu et, avec lui, les figures, la rivière, les êtres, les douleurs... « De grâce, dit-il à la fin, souvenez-vous. » Nous n'oublierons pas Brodeck. Assurément.

Une dernière chose pour terminer, à l'adresse des parents qui voudraient convaincre leurs grands enfants du bonheur que peut procurer la lecture d'un roman, des enseignants qui cherchent quoi faire lire à leurs élèves : conseillez-leur la lecture du Rapport de Brodeck. Eux aussi, eux surtout, ne l'oublieront pas. « Raconter est un remède sûr », écrivait Primo Levi dans Le Défi de la molécule.



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