13 mars 2010

films

Shutter Island
Au large de Boston, en 1954. A bord d'un ferry englué dans la brume, vaisseau fantôme sur une mer de plomb, un homme vomit tout ce qu'il peut dans la cuvette des toilettes. L'homme décomposé n'en est pas moins reconnaissable : c'est Leonardo DiCaprio, l'ex-jeune mort pimpant du Titanic. Sur le bateau de Scorsese, il fait plutôt l'effet d'un mort-vivant revenu d'on ne sait quel outre-monde. Cet être blême, chiffonné et migraineux a pour nom Teddy Daniels, un flic. Il finit par rejoindre sur le pont son collègue, Chuck Aule (Mark Ruffalo). Les deux hommes, qui travaillent pour la première fois ensemble, sont mandatés pour se rendre sur Shutter Island, où se trouve le plus grand asile pénitentiaire du pays, réservé aux criminels atteints de troubles psychiatriques. Rachel Solando, une détenue, vient de s'en échapper.
L'accostage n'a rien à envier à la traversée. Orage menaçant, roches noires et escarpées ouvrant sur des à-pics redoutables, lumière blafarde, bâtiments en brique couleur sang coagulé, dispositif de haute sécurité : l'atmosphère y est oppressante, sinistre. Avec l'enquête qui démarre, Teddy Daniels découvre que la faune locale est encore plus effrayante. Visages déments entrecroisés, staff infirmier patibulaire, psychiatre en chef retors (Ben Kingsley, aux petits oignons) qui lui met inexplicablement des bâtons dans les roues, secondé dans la tâche par l'ironique docteur Naehring (Max von Sydow, raide comme la mort).
Pour ne rien arranger, Daniels est en proie à ses propres démons. La mort de sa femme dans un incendie causé par un pyromane dont il espère secrètement retrouver la trace à Shutter Island. Ou encore les images effroyables de Dachau revenant régulièrement zébrer sa mémoire d'ancien GI découvrant l'horreur des camps. Sa barque ainsi lestée, Daniels doit malgré tout retrouver Rachel Solando, qui a tué ses trois enfants, et disparu sur une île dont on ne peut s'échapper ! Cette affaire recouvre-t-elle, comme il finit par en avoir le soupçon, une réalité beaucoup plus compromettante pour le gouvernement américain, engagé dans la lutte anticommuniste ? Se livrerait-on ici à des expérimentations humaines sur les détenus, avec la complicité de criminels de guerre nazis exfiltrés par les services secrets ?
Pour le savoir, cher futur spectateur, il faudra évidemment voir ce film, en évitant les éventuelles rumeurs qui pourraient vous en dissuader. Par exemple l'invraisemblance et le kitsch du film. Ou bien son renversement final qui se joue du spectateur, procédé réputé indigne du grand art. Sans compter ceux qui connaissent la fin de l'histoire pour avoir lu le roman Shutter Island, de Dennis Lehane (Rivages, 2003), dont le film est adapté. Ces réserves peuvent s'entendre. Shutter Island n'en est pas moins un film palpitant, qui vous tient de bout en bout, malgré l'ironie baroque qui le parcourt. C'est aussi un film qu'il est particulièrement intéressant de rapporter à l'obsession de Scorsese pour la question du mal. Shutter Island est en effet la première confrontation du cinéaste avec ce paradigme en la matière qu'est la barbarie nazie.
Par-delà l'anecdote, Shutter Island se révèle puissamment travaillé par ce qu'il advient de l'humanité à l'épreuve du nazisme. C'est la terrifiante duplicité du film, qui n'épargne surtout pas les Etats-Unis. C'est ce plan halluciné d'un couple sur lequel se met à pleuvoir une nuée de cendres. Ce sont ces personnages qui disparaissent sans laisser de traces ou qui se désintègrent numériquement sous nous yeux. Ce sont ces fantômes des camps qui reviennent pour demander pourquoi on ne les a pas sauvés. Toutes choses qui font de Shutter Island un des films les plus les plus sombres et les plus désespérés de Martin Scorcese.

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