18 décembre 2005




C'est affiché en grand au fronton de l'Opéra-Bastille : cette nouvelle production de L'Amour des trois oranges de Serge Prokofiev, la première depuis l'entrée de l'oeuvre au répertoire de l'Opéra de Paris, en 1983, dans la mise en scène de Daniel Mesguich à la Salle Favart, s'inscrit dans le cadre des réjouissances de fin d'année.

C'est réussi et ça nous change de Lehar et d'Offenbach, des Veuve joyeuse et autres Vie parisienne. Peut-être, en raison du clinquant iconoclaste et débridé de son Nez présenté tout récemment par le Théâtre du Mariinski de Saint-Petersbourg et Valery Gergiev (Le Monde du 17 novembre), Chostakovitch ne renierait-il pas le jugement sans équivoque qu'il porta sur l'oeuvre, selon les propos rapportés par Solomon Volkov dans Témoignage, les mémoires de Dmitri Chostakovitch (Albin Michel, Paris, 1980) : "On dit parfois que L'Amour des trois oranges de Prokofiev est un opéra satirique. Mais moi, je m'ennuie quand j'écoute L'Amour des trois oranges." Pourtant, on ne s'est pas ennuyé, ce soir du jeudi 1er décembre à l'Opéra-Bastille.
On ne s'est pas ennuyé, parce qu'on a fait le pari de redevenir enfant, le temps d'un conte tendre et cruel. Celui de ce prince qui ne pourrait guérir de son hypocondrie que par le rire, et qui, victime de la malédiction de la sorcière Fata Morgana, devra partir à la conquête des trois oranges, et, ce faisant, trouvera l'amour de la belle princesse Ninette. On ne s'est pas ennuyé parce que la mise en scène de Gilbert Deflo, efficace et sans prétention autre que le divertissement, a marié avec un métier indéniable les tréteaux de la commedia dell'arte, les lumières du music-hall et les jeux de piste du cirque.
POÉSIE ET HUMANITÉ
Le tout dans les beaux costumes et le décor unique conçus par William Orlandi sur le modèle des foyers de l'Opéra de Paris, quelques accessoires et une flopée de jongleurs, mimes, danseurs et acrobates.
Clarté narrative, vraisemblance visuelle, la mise en mouvement de la musique par Gilbert Deflo a pris les allures d'une "féerie réaliste", dans laquelle s'insèrent parfaitement scènes burlesques, comme celle de la cuisinière géante, sorte de Baba Yaga gardienne des oranges, et saga amoureuse (l'aveu d'amour du Prince et de la Princesse sous le lit des étoiles).
L'irrévérence voulue par Prokofiev, son désir de renouveler l'ordre opératique et scénique, n'ont certainement pas trouvé ici de transposition moderne. Mais on a peut-être gagné en poésie et en humanité ce qu'on a perdu en aspérité et vérité historique. On a beaucoup aimé ce Prince transformé en Pierrot mythique, interprété par le chanteur américain Charles Workman dans l'aura du célèbre mime, Jean-Gaspard Debureau, inoubliable dans son propre rôle joué par Marcel Marceau dans Les Enfants du paradis de Marcel Carné et Jacques Prévert.
Belle comme une Barbarella, la Fata Morgana de Béatrice Uria-Monzon avait l'abattage d'une maîtresse SM, le Trouffaldino de Barry Banks, la volubile habileté d'un Arlequin, et le Roi de Trèfle, Philippe Rouillon, l'autorité d'un monarque en cessation de règne.
En mage fatigué etun peu nul question artifices, le Tchélio de José Van Dam était parfait de rouerie (il doit être remplacé les 23, 26 et 29 décembre par Alain Vernhes). Quantà la Princesse Ninette d'Aleksandra Zamojska, sa voix d'oiseau "qui n'est pas d'ici" rendait à la Mélisande de Debussy, dont Prokofiev venait de découvrir Pelléas, une justice toute "maeterlinckienne".
Ecrit en français pour le Lyric Opera de Chicago en 1921, L'Amour des trois oranges s'entendait ce soir intelligiblement dans cette langue, nonobstant un surtitrage de précaution. Reste que les choeurs, quasi permanents sur scène, dispersés dans l'espace intersidéral de l'Opéra-Bastille, avaient parfois bien du mal à rester à la corde. Sous la direction sans éclat et sans surprise de Sylvain Cambreling, l'Orchestre de l'Opéra tirait cependant son épingle de la fosse.
L'Amour des trois oranges, de Serge Prokofiev. Avec Béatrice Uria-Monzon, Philippe Rouillon, Charles Workman, Barry Banks, José Van Dam, Hannah Esther Minutillo, Aleksandra Zamojska, Lucia Cirillo, Guillaume Antoine, Victor von Halem, Letitia Singleton, Natacha Constantin, Gilbert Deflo (mise en scène), William Orlandi (décors et costumes), Marta Ferri (chorégraphie), Joël Hourbeigt (éclairages), Orchestre et Choeurs de l'Opéra national de Paris, Sylvain Cambreling (direction). Le Monde Article paru dans l'édition du 03.12.05

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