13 octobre 2010

CONCERT


UN VOYAGE A L’INTERIEUR ET SUR LES MARGES

«J’avais onze ans et je savais jouer la première page et demie, peut-être. Je n’avais aucune idée de ce qu’était cette œuvre, mais ce que j’arrivais à lire et à jouer me fascinait.» Hélène Grimaud décrit son approche précoce, encore presque enfantine, de l’œuvre qui constitue le cœur de ce CD: «La Sonate d’Alban Berg, poursuit-elle, a été le point de départ de ce programme, qui parcourt de façon apparemment arbitraire l’histoire de la musique.» La pianiste décèle pourtant de subtiles voies de communication qui la conduisent géographique¬ment à travers le territoire de l’ancienne double monarchie danubienne. «Je sais bien que la Salzbourg mozartienne n’appartenait pas officiellement à l’Autriche et que Bartók se serait fermement élevé contre cette récupération. Il n’empêche que la musique de Mozart anticipe certaines choses qui s’épanouiront pleinement dans la musique de l’Empire austro-hongrois, chez Liszt et même chez Berg.»

Des résonances sont perceptibles. Des échos et des anticipations, des liaisons historiques transversales absolument passionnantes, qui s’associent dans la sonate de Berg. Le premier opus du maître viennois de l’atonalité est encore écrit «en si mineur», ce qui ne l’empêche pas d’explorer déjà tout le territoire tonal, jusqu’à ses limites. Cette œuvre constitue le point de départ conceptuel et le point culminant effectif du voyage sonore auquel Hélène Grimaud invite ses auditeurs à l’accompagner. Tout mène à la concentration harmonique et théma¬tique qu’atteint l’élève d’Arnold Schönberg dans son «chef-d’œuvre de compagnon». Dans la Sonate de Berg, tous les éléments de la forme sonate classique sont concentrés et rassem¬blés sans fioritures en un unique mouvement.

Mais la rigueur architecturale – un écho de l’ordre classique que Berg a emprunté à son maître – va de pair avec une richesse de contenu, une générosité émotionnelle que l’on rencontre rarement dans la musique moderne, laquelle atteint ici son premier sommet.

«On se dit qu’un morceau qui porte le numéro d’opus 1, déclare Hélène Grimaud, est obligatoirement une œuvre de jeunesse. Mais en réalité, la sonate incarne parfaitement ce que Berg a pu apporter au monde. Une expressivité suprême, qui émane, semble-t-il, directement de l’âme, qui ignore tout calcul – et en même temps, une pièce dont la structure est d’une clarté inimaginable.»

Les retrouvailles avec cette partition que la pianiste avait déjà considérée dans son enfance comme un trésor énigmatique et fascinant ont eu lieu en 2009: la célèbre interprète relit cette œuvre mystérieuse, que son professeur Pierre Barbizet avait copieusement annotée en couleurs et assortie d’un «sommaire» affectueux, collé sur la page de garde. Elle se révèle alors avec l’immédiateté d’une scène dramatique d’opéra romantique. «C’est un drame musical, dit la pianiste, coulé dans la forme miniature d’une sonate en un mouvement.»

D’où le rapport évident avec l’unique sonate, elle aussi en si mineur, du magicien des pianistes romantiques: «Franz Liszt écrit, lui aussi, une sonate en un seul mouvement, explique Hélène Grimaud, mais de dimensions gigantesques – wagnériennes même, pourrait-on dire. Sur le plan architectural, les mouvements d’une sonate en plusieurs sections se fondent ici avec la forme sonate, comprenant exposition, développement, reprise et coda. Encore des échos de choses connues, mais redéfinies et organisées de façon absolument inédite, concentrées dans un vaste parcours formel. Une fois de plus, la question n’est pas celle de la maîtrise de l’élaboration d’une telle construction. Le contrôle absolu qu’exerce Liszt sur la statique musicale n’implique pas obligatoirement une maîtrise tout aussi aboutie de l’expression. On assiste ici à la naissance d’un drame musical, commandé par les possibilités du piano, d’une sonate aussi théâtrale que peut l’être une sonate, opératique en un sens instrumental. N’oublions pas les éléments de l’histoire de la musique: Wagner n’aurait pas composé ses opéras si Liszt n’avait pas existé. En tout cas pas tels qu’il les a composés.»

Avec la sonate de Liszt, la pianiste se transforme en metteuse en scène, un vrai défi artistique à ses yeux: «Cela nous ramène, historiquement, à Mozart. En vérité, il écrit lui aussi des scènes d’opéra pour son instrument, il lui fait chanter des récitatifs et des arias. Il tire tout cela des possibilités du piano, il est pour son temps – ce qui le rapproche de Liszt et de Berg – un extrémiste de l’expression, ce qui, soit dit en passant, l’a également rendu intéressant pour Beethoven: les mouvements médians de la Sonate en la mineur de Mozart et de la Sonate “La Tempête” de Beethoven sont frères! La sonate de Mozart regorge de choses à venir; et elle parle un langage subjectif.»

La musique de Béla Bartók s’adresse à nous comme celle de Liszt et de Berg, mais par un biais légèrement différent. Il a cherché à définir musicalement le langage de façon plus concrète encore que ses prédécesseurs. Il se met en quête – à l’intérieur des frontières de la monarchie des Habsbourg, mais aussi après l’effondrement de celle-ci – de la vraie musique populaire, du langage authentique des hommes, dont il fait la source de son inspiration. Ce n’est pas sous forme d’échos mais directement, sans altération, qu’il nous la présente dans des œuvres comme les Danses populaires roumaines. Au terme de notre voyage musical vers l’Est, ces pièces nous font entendre l’expression la plus immédiate de l’homme qui chante et qui danse, là où l’expression du sujet se fond à nouveau dans la compréhension collective.

L'entretien avec Hélène Grimaud a été réalisé par Wilhelm Sinkovicz

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