17 octobre 2010

Expo à voir d'urgence


Pour les parisiens, rendez-vous à la BnF François Mitterand. D'ailleurs tout le monde y court car il y avait ce dimanche beaucoup de monde.
Pour regarder ces images de chez nous. Ces "cafés du commerce", ces plages du nord et ces supérettes colorées.

Pendant près de cinq ans, Raymond Depardon a sillonné la France du nord au sud, et de la Vendée à l’Alsace. Durant ce périple de 7 000 kilomètres, il a fait quelque 7 000 photos avec une grosse chambre 20 x 25. Finalement, 890 images ont été tirées, dont 280 viennent d’être réunies dans un beau livre. Trente-six photos ont bénéficié de tirages grand format (200 x 165 cm) afin d’être exposées dans la grande galerie de la BNF. Le tout forme un ensemble baptisé «La France de Raymond Depardon», qui provoque une vive émotion, ainsi qu’un léger trouble. Commençons par l’émotion. Le photographe et cinéaste s’est attaché à capter une France de ronds-points, de bars-tabacs, de pavillons et de logements sociaux que nous avons en permanence sous les yeux et que nous ne voyons pas vraiment. Or, non seulement les images de Depardon nous font regarder ces non-sujets, mais de surcroît elles nous font trouver belle, frappante, touchante cette France des sous-préfectures.

Béton. La France est un sujet qui bouge beaucoup. Les immeubles en béton du plan Marshall deviennent pièces de patrimoine, les petits commerces des années 60 et 70 restés dans leur jus, objets de collection. A quelle distance photographie-t-on ce pays qui s’éloigne ? Combien de haut et de bas faut-il mettre dans l’image, combien de ciel et de sol ? Depardon a choisi de mettre beaucoup de bas, révélant l’envahissement de l’environnement par le marquage au sol des directions départementales de l’Equipement : celui-ci est présent sur deux images sur trois. Ces lignes blanches et jaunes sont les repères de la nouvelle danse des sous-préfectures : deux pas en avant vers nulle part, un pas en arrière vers la nostalgie.

C’est un travail sensible dans l’esprit de Walker Evans et de Paul Strand, photographes américains dont Depardon revendique l’influence. Mais lui a travaillé en couleur. Eclatent sous nos yeux d’incroyables lumières et teintes. Ici commence le trouble. Eprouvons-nous un plaisir frelaté qui viendrait de ce que les couleurs ont été artificiellement «boostées» et les ombres débouchées au forceps ? La reproduction présentée est-elle «supérieure» à l’original ? Depardon et son tireur, Jacques Hénaff, ont-ils parfois recherché délibérément une esthétique de cartes postales colorisées ? Le numérique a aujourd’hui assez de tours dans son sac pour nous faire apprécier une tache de ketchup sur une moquette de bureau. Avant de se balader dans la France à la fois insolite et banale de Depardon, il importe de lever le doute et de préciser les intentions. «En orfèvre de l’image, Raymond Depardon a choisi, ajusté et façonné les photographies, aidé de la pointe de la technologie numérique», indiquent les communiqués de presse. Les images réalisées à la chambre ont été scannées, numérisées et traitées jusqu’à ce que leur rendu convienne au photographe. Traitées jusqu’à quel point ? «Les couleurs n’ont absolument pas été boostées, proteste Jacques Hénaff, responsable de la numérisation et du tirage. Raymond Depardon les voulait le plus naturel possible. Si les couleurs étonnent, c’est parce qu’aujourd’hui les techniques numériques permettent de rectifier les défauts des pellicules argentiques, qui ont toutes des biais, des dominantes, et qui font que la photo couleur est souvent assez loin de la réalité. Le numérique permet en particulier d’exploiter toute la richesse des images très lumineuses issues des chambres 20 x 25.» De son côté, Depardon admet que certaines couleurs puissent étonner. Il livre plusieurs explications : «D’abord, les gens des villes sont souvent étonnés par les lumières et les couleurs de la province, ils en ont perdu l’habitude.» Ensuite, il dévoile un paradoxe. Comme beaucoup de photographes qui ont surtout travaillé en noir et blanc, il dit aimer les lumières froides «car on y retrouve les mêmes palettes qu’en noir et blanc». Il a donc évité de travailler sous le soleil, préférant les temps gris mais lumineux. «Or, cette recherche de la neutralité m’a permis de mieux voir, par exemple, le rouge des panneaux de sens interdits et des devantures de boucheries, bref elle m’a orienté vers les couleurs vives.» Le paradoxe est donc que Raymond Depardon était parti pour photographier la France en lumière froide, délaissant les mois d’été «où la lumière en France est trop jaune», et qu’il est revenu avec des images aux couleurs acidulées. «Acidulées comme les bonbons et les tables en Formica de mon enfance. Ce sont les teintes des années 50, qui furent celles de mon adolescence, et qui ont dû venir titiller mon inconscient lors des prises de vues.»

Tomate. Dernière explication : les pellicules Kodak utilisées sont étalonnées à Rochester (New York), où la lumière du jour a une «température» de 5 700 kelvins. La même, grosso modo, que celle du sud de la France, entre Lyon et Marseille suivant les saisons. Les couleurs du nord du pays ont donc été «réchauffées» pour tenir compte de ce biais. Enfin cette anecdote : la directrice photo, Caroline Champetier, ayant trouvé surnaturel le rouge de tomates photographiées sur un étal (la photo prise dans l’Aude est présente à l’expo), une vraie tomate fut posée contre l’image. Elle était encore plus rouge que la reproduction, affirme Depardon.

Les ambiguïtés étant a priori levées, passons derrière la vitre de l’appareil à travers lequel - comme à travers toute chambre - Depardon a vu la France à l’envers durant tant de mois. Le voyage a commencé à Berck-sur-Mer, où le photographe a été saisi de doutes profonds. Quiconque a essayé de saisir Berck avec sa lumière de sable et de vent comprendra. Le portraitiste de la France quitte la ville bredouille, mais trouve bientôt l’illumination à Calais, dans le bleu des cafés. Puis une alchimie a joué, que l’on peut résumer ainsi : le regard frontal de la chambre orienté vers des sujets plutôt latéraux, supérettes, abribus et vitrines hors d’âge. On pourrait presque dire que le photographe a rendu pittoresque une France qui ne l’est pas, s’il n’avait une aversion pour le pittoresque. Depardon a aussi photographié des zones commerciales mais un problème a surgi : «J’étais incapable après coup de dire dans quelle ville j’avais fait le cliché, tant ces zones se ressemblent.» La France qu’il a captée n’a pas d’âge mais elle semble avoir des regrets et une certaine gravité. «Si j’avais fait un portrait kitsch, on m’aurait dit : "Tu fais du Martin Parr". Or, l’Angleterre de Parr et la France sont très différentes. La France est, comment dire, plus tendre.» Ou peut-être est-ce le regard de Depardon qui l’est, plus tendre.

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