29 septembre 2007

Bouquins


les bienveillantes - J. Littell

" Nous sommes tous d’accord que dans un état national socialiste le fondement ultime de la loi positive est la volonté du führer. C’est le principe bien connu furherwrote haben gesetzeskraft. Bien entendu, nous reconnaissons qu’en pratique le führer ne peut pas s’occuper de tout et que donc d’autres doivent aussi agit et légiférer en son nom. En principe, cette idée devrait être étendue au volk entier. C’est ainsi que le docteur Franck dans son traité sur le droit constitutionnel, a étendu la définition du furherprinzip de la manière suivante « agissez de manière que le führer, s’il connaissait votre action, l’approuverait. » il n’ya donc aucune contradiction entre ce principe et l’impératif de Kant"

C’est cette machine administrative effarante, cette logistique sophistiquée que l’on voit à l’œuvre, de l’intérieur, avec une précision sidérante, dans Les Bienveillantes, à travers les faits et gestes de Maximilien Aue. Un individu qui n’a a priori rien d’un pervers, ni d’un idéologue fanatique. Un homme hanté par une histoire personnelle douloureuse, par des rêves et des symptômes physiques qui semblent les indices d’une dégradation morale intense, mais aussi un fonctionnaire du crime sans passion ni compassion, sans doutes ni hésitations, mû par un pur et simple et effrayant souci d’efficacité. « Ce que j’ai fait, je l’ai fait en pleine connaissance de cause, pensant qu’il y allait de mon devoir et qu’il était nécessaire que ce soit fait, aussi désagréable et malheureux que ce fût », se justifie Maximilien Aue, en préambule à ces Mémoires imaginaires. On connaît cette rhétorique du devoir, de l’obéissance : les bourreaux nazis appelés après guerre à comparaître y ont amplement eu recours. Jonathan Littell n’ignore rien de l’historiographie du nazisme et des interprétations qu’il a suscitées depuis soixante ans. Avant de se lancer dans l’écriture des Bienveillantes, il s’est plongé, près de deux années durant, dans les archives écrites, sonores ou filmées de la guerre et du génocide, les actes des procès, les organigrammes administratifs et militaires, les études historiques et interprétatives. Il s’est aussi rendu à Kharkov, à Kiev, à Piatigorsk, à Stalingrad... sur les traces de l’invasion sanglante de la Wehrmacht s’enfonçant en URSS, à partir de juin 1941. Le résultat, tangible dans le roman, de ces travaux préalables : un sentiment de réel d’une prégnance incroyable. « C’est ça, le sujet de ce livre : le réel. Or il y a un grain dans le réel, comme on parle du grain d’une photographie : le réel a un goût, une odeur, des sons, et c’est cela que je voulais retrouver, rendre au plus juste. Quand on invente, on simplifie toujours. Je ne voulais surtout pas écrire ce qu’on appelle un roman historique, faire de ces événements un décor de théâtre devant lequel faire évoluer mes personnages. Tant qu’on s’appuie ainsi fermement sur le réel, la part inventée, romanesque, tient la route. »
Et le réel est bien là, atroce, et qui, à travers le regard lucide et indifférent d’Aue – au-delà de son histoire intime –, prend souvent toute la place : l’invasion, les tueries, la mise en œuvre organisée du génocide, le souci maniaque de rationaliser le crime, la déshumanisation sans fin des victimes. Pourquoi, de cela, décider de faire un roman ? « Le but, bien entendu, est de tenter de comprendre. Donc d’interpréter. La Shoah, en tant qu’objet historique, a ceci d’unique qu’elle est extrêmement documentée et étudiée, mais demeure rétive à l’interprétation. Chaque fait nouvellement établi suscite une nouvelle interprétation, mais cette interprétation se heurte toujours à un blocage, et l’énigme ne cesse de s’épaissir. » Cette opacité inscrit la Shoah dans l’Histoire comme un crime incomparable. Et Jonathan Littell ne se livre, de fait, à aucune comparaison. La question du bourreau, pourtant, il estime qu’elle se pose avec acuité aux hommes de toutes les générations, jusqu’en ce XXIe siècle commençant : il y eut le Vietnam, les guerres de décolonisation, il y a désormais Guantánamo et l’Irak. Alors, pose-t-il, « aujourd’hui, les bourreaux, c’est un peu nous ». Au moment où l’individu se doit de choisir entre le bien et le mal, qu’est-ce qui fait pencher la balance ? L’abîme est sans fond.
Nathalie Crom
Ed. Gallimard, 906 p., 25 €.

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