30 septembre 2010

Bouquins



Lauréat du prix Goncourt en 2004 pour Le soleil des Scorta, traduit dans une trentaine de pays, Laurent Gaudé, 38 ans, écrit aussi de longue date pour le théâtre. Avec Ouragan, son sixième roman, l'auteur de La mort du roi Tsongor évoque le cyclone, jamais nommé dans le livre, qui s'abat sur La Nouvelle-Orléans. A l'annonce de cette catastrophe, les habitants s'éloignent de la ville menacée. D'autres restent et affrontent la fureur du ciel. C'est le cas de la vieille Josephine Linc. Steelson, "négresse" quasiment centenaire qui semble porter la mémoire du peuple noir américain sur ses épaules fatiguées mais fières. Il y a aussi Rose Peckerbye qui élève seule son petit garçon qu'elle peine à aimer. Keanu Burns, son ancien amoureux, échoué dans un motel du Texas, ressasse l'enfer des plates-formes pétrolières où il a travaillé, et se décide à rejoindre La Nouvelle-Orléans, malgré l'imminence du désastre, pour retrouver Rose. Il y a également Buckeley, le taulard, qui parvient à s'évader de sa prison avec d'autres détenus. Il y a enfin le très illuminé Révérend, qui espère prouver à quel point il peut servir son Dieu à l'occasion de ce cataclysme... On retrouve le Gaudé dramaturge, qui introduit dans la tragédie une réflexion humaniste inspirée. Extrait" "Moi, Josephine Linc. Steelson, négresse depuis presque cent ans, j'ai ouvert la fenêtre ce matin, à l'heure où les autres dorment encore, j'ai humé l'air et j'ai dit : "Ça sent la chienne." Dieu sait que j'en ai vu des petites et des vicieuses, mais celle-là, j'ai dit, elle dépasse toutes les autres, c'est une sacrée garce qui vient et les bayous vont bientôt se mettre à clapoter comme des flaques d'eau à l'approche du train. C'était bien avant qu'ils n'en parlent à la télévision, bien avant que les culs blancs ne s'agitent et ne nous disent à nous, vieilles négresses fatiguées, comment nous devions agir. Alors j'ai fait une vilaine moue avec ma bouche fripée de ne plus avoir embrassé personne depuis longtemps, j'ai regretté que Marley m'ait laissée veuve sans quoi je lui aurais dit de nous servir deux verres de liqueur - tout matin que nous soyons - pour profiter de nos derniers instants avant qu'elle ne soit sur nous. J'ai pensé à mes enfants morts avant moi et je me suis demandé, comme mille fois auparavant, pourquoi le Seigneur ne se lassait pas de me voir traîner ainsi ma carcasse d'un matin à l'autre. J'ai fermé les deux derniers boutons de ma robe et j'ai commencé ma journée, semblable à toutes les autres. Je suis descendue de ma chambre avec lenteur parce que mes foutues jambes sont aussi raides que du vieux bois, je suis sortie sur le perron et j'ai marché jusqu'à l'arrêt du bus. Moi, Josephine Linc. Steelson, négresse depuis presque cent ans, je prends le bus tous les matins et il faudrait une fièvre des marais, une de celles qui vous tordent le ventre et vous font suer jusque dans les plis des fesses, pour m'empêcher de le faire. "

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