12 mars 2011

opera

"Siegfried" à Bastille, épreuve visuelle, bonheur musical (le monde 2/3/11)

Les programmes de salle, de l'Opéra de Paris, ont gardé, depuis l'arrivée de Nicolas Joël, l'actuel directeur de l'établissement, un excellent contenu, mais diffèrent désormais par leur iconographie. Alors que, du temps de Gerard Mortier, les références à l'art et à l'urbanisme contemporains étaient fréquentes, les clichés d'époque et le patrimoine documentaire de la maison (ou celui de la vaste collection de notre confrère André Tubeuf sont devenus la règle. En l'occurrence, les planches de costumes où l'on voit les Siegfried de "tradition" (peau de bête, casque à cornes et cothurnes) constituent un singulier contraste avec le vêtement que le metteur en scène, Günter Krämer, et son costumier, Falk Bauer, ont imposé à Torsten Kerl, le rôle-titre de cette nouvelle production de Siegfried, de Richard Wagner. Imaginait-on que le jeune héros, chanté par un chanteur rotond, puisse être affublé d'une salopette de pompiste bien serrée et moulante et de dreadlocks blondes qui font irrésistiblement penser à Obélix ? Tous les ténors n'ont pas la chance d'avoir le physique de rêve de Jonas Kaufmann, mais pourquoi souligner des désavantages qui seraient peut-être passés inaperçus avec un costume un peu plus pensé ?Ce n'est pourtant pas le pire de ce qu'on voit dans ce troisième volet de la "Tétralogie" (un prologue et trois "journées"), de Wagner, en cours d'intégrale à l'Opéra Bastille. On avait coulé sec pendant L'Or du Rhin, cru avoir atteint le fond avec La Walkyrie. Mais on patauge dans la vase avec Siegfried. Mime est une folle furieuse habillée façon Deschiens, qui cultive de la marijuana dans sa cuisine ; Fafner un chef de gang narcotrafiquant sud-américain (on a échappé de peu à Brünnhilde en Ingrid Betancourt) ; Siegfried un bonhomme Michelin ; L'Oiseau, une randonneuse en treillis qui s'exprime en langage des signes ; Erda, en robe de grand deuil, un rat de bibliothèque au design façon Jean Nouvel. Etc. Une vraie fatralogie."Les yeux fermés" Comme l'écrivait si justement Romain Rolland en 1908, dans un extrait cité par le programme de salle : "On pourrait dire (...) que la meilleure façon de suivre une représentation de Wagner, c'est de l'écouter, les yeux fermés. Si complète est la musique, si puissante est sa prise sur l'imagination, qu'elle ne laisse rien à désirer ; et ce qu'elle suggère à l'esprit est infiniment plus riche que tout ce que les yeux peuvent voir." Ce soir, l'écrivain avait plus que jamais raison.

On a aimé l'essentiel de la distribution en dépit d'une Brünnhilde (Katarina Dalayman) ordinaire et d'un Mime (Wolfgang Ablinger-Sperrhacke) plus ridicule que grotesque. Il manque au pâle Wotan de Juha Uusitalo le "creux" harmonique (quelles résonances !) de Stephen Milling, fantastique Fafner. Torsten Kerl (Siegfried) tient ce rôle exigeant en dépit d'une voix un peu étroite et fermée dans l'aigu. Mais il est bon musicien et son deuxième acte était exceptionnel.

Les vrais héros de la soirée étaient l'Orchestre de l'Opéra de Paris et son directeur musical, le jeune chef suisse Philippe Jordan. Il dirige, apparemment de mémoire, en contact visuel intense avec ses musiciens dont la tenue, la concentration, exceptionnelles, témoignent du respect et de l'amour qu'ils portent à leur patron. Si, comme le dit Romain Rolland, Siegfried est une "symphonie épique", Jordan la conduit avec une intelligence et une maîtrise extraordinaires, mais qui ne sont pas particulièrement "épiques". Certains dénoncent même une façon un peu sèche et analytique de jouer Wagner. Pour notre part, ce Siegfried aura été, orchestralement, d'un raffinement idéal, d'un équilibre miraculeux. Et, pour tout dire, l'une des plus belles soirées wagnériennes qu'on ait connues.

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